Photographies de Ayşegül Dalokay

Essai de Marine Aubenas

Un livre publié sous la direction
d'Ahmet Ertuğ

Tales of Salt Lake

Photographs by Ayşegül Dalokay

Essay by Marine Aubenas

A book curated by Ahmet Ertuğ
Graphic Design by Studio Indice

Tales of Salt Lake

“Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, 
mais uniquement par manque d'émerveillement.”

Gilbert Keith Chesterton

En Turquie, dans la province de Konya se trouve un lac, le deuxième plus grand de Turquie. Son nom ? Tuz Gölü. « Il y a des lieux dont le nom sert à rêver. » écrit l’auteur et aventurier français Sylvain Tesson. Celui-ci en fait partie. Et c’est ici que la photographe Aysegül Dalokay a posé son matériel et son regard.

Tuz Gölü. Un nom qui intrigue, qui appelle. Un lieu qui invite à l’exploration, à la découverte. Pour les Turques et pour ceux qui le comprennent, il signifie plus sobrement « lac de sel ».

Qu’est-ce qu’un lac de sel ? Curiosités naturelles, mi-lac, mi mer. Ils sont d’ailleurs parfois appelés « petite mer », « lac de la mer bleue » selon les toponymes utilisés par les pays où ils se trouvent. Il est un mélange de ces deux univers aquatiques. Il emprunte à la mer sa salinité, et au lac sa tranquillité. C’est un endroit complexe et fragile que le lac salé, où les principes opposés se mêlent le sel et la vie, l’eau et le désert.

“The world will never starve for want of wonders;
but only for want of wonder.”

Gilbert Keith Chesterton

In Turkey, in the province of Konya, lies the second-largest lake in the country. What's its name? Tuz Gölü. "There are places whose names inspire dreams," writes French author and adventurer Sylvain Tesson. This is one of them. And this is where photographer Aysegül Dalokay set down her equipment and her gaze.

Tuz Gölü. A name that intrigues and beckons. A place that invites exploration and discovery. For the Turks, and for those who understand it, it more simply means "salt lake."

What is a salt lake? Natural curiosities, half-lake, half-sea. In fact, they are sometimes referred to as "little sea" or "blue sea lake," depending on the toponyms used by the countries where they are found. It's a blend of these two aquatic worlds. It borrows its salinity from the sea and its tranquility from the lake. It is a complex and fragile place, where opposing principles mingle: salt and life, water and desert.

Alimenté par des sources multiples provenant à la fois de la surface et du sous-sol, mais sans aucun exutoire vers l’océan, le lac de sel vit et se métamorphose au rythme des saisons. En été, l’eau s’évapore presque complètement mettant ainsi à nu un épais dépôt de sel à perte de vue. On parle de salar. Quand arrivent les précipitations hivernales, le sel se dissout dans l’eau qui reprend place dans son lit terrestre quitté quelques semaines auparavant.

En observant les images d’Aysegül Dalokay, on découvre ou re-découvre ce paysage sublime, fait de couches successives : sel, terre, herbe, eau ; blanc, vert, brun, bleu. Le ciel et ses complications s’y reflètent. A l’aube et au crépuscule, l’ensemble se teinte de rose et d’orange. « Nous ne voyons la vie réelle qu’au travers des reflets » écrivait Constantin Brancusi. Polir longuement le bronze pour obtenir une surface brillante comme un miroir ; ainsi travaillait le sculpteur pour permettre à la forme créée de se projeter au-delà d’elle-même et d’échapper à son strict contour. Il en est de même sur le Lac Tuz d’Aysegül Dalokay. Sur ses clichés, nuages, collines, terre, lumière se fondent en un tout, sans début ni fin. Animé par un jeu de reflets des éléments qui l’entoure, perpétuellement changeants, le paysage, comme la sculpture de Brancusi, devient « en mouvement ».

Ici aussi Aysegul s’attache à faire corps avec le lieu, le saisir et le comprendre intrinsèquement. On voit le lac sous toutes ses formes. L’horizon sans fin, le sol blanc craquelé comme l’écorce d’un arbre, les lagunes alternant entre eau et terre, les collines surplombant l’ensemble, les espèces animales qui l’habitent. « Et si les poètes en savaient davantage que les savants ? Et si la photographie d’un artiste en disait davantage qu’une fiche zoologique ? » se demande Sylvain Tesson, avant de poursuivre, « A quoi sert le séjour sur Terre si l’on se prive de la puissance et de la gloire vivantes, si l’on s’économise de vénérer les formes de l’individuation biologique, si l’on supprime la mystérieuse héraldique de la faune, l’ornementation de la flore, l’art immémorial des constructions vivantes ? La vie aura-t-elle encore un sens dans un « entre-soi » d’humains ? »  Le génie de l’adaptation, le magnifique spectacle de l’évolution, l’intelligence de la nature. C’est cela que l’on observe ici aussi. En effet, la salinité de l’eau étant très élevée, la vie s’y fait plus rare par rapport aux oasis que sont leurs frères d’eau douce à leurs côtés. Néanmoins, ce sont des écosystèmes riches en vie accueillant des espèces ayant besoin ou tolérants de fortes teneurs en sel. C’est notamment le cas du flamant rose. Sa couleur si distinctive, il la doit aux larves et crevettes qui habitent ces eaux stagnantes et qu’il mange avec appétit. Son plumage devient gris quand il n’a plus accès à son biotope naturel, comme c’est le cas en captivité. Filtrer l'eau salée et la vase pour ne retenir que les proies est un jeu d’enfant. Un bec crochu, une langue agile, des pieds palmés ; voilà ce qui permet à cet échassier d’être le roi des lagunes salées. On compte peu d’espèces qui s’aventurent dans ce milieu singulier. Des plumes et un bec semblent requises car nombreux sont les oiseaux migrateurs qui viennent rendre visite à la grande famille que forme les flamants roses. À Tuz Gölü, ils sont environ vingt-mille.

Fed by multiple sources from both surface and underground, but without any outlet to the ocean, the salt lake lives and transforms with the seasons. In summer, the water almost completely evaporates, exposing a thick salt layer as far as the eye can see. This is known as a salar. When winter rains come, the salt dissolves in the water, which returns to its terrestrial bed left behind a few weeks earlier.

In Aysegül Dalokay's images, one discovers or rediscovers this sublime landscape, made of successive layers: salt, earth, grass, water; white, green, brown, blue. The sky and its complications are reflected there. At dawn and dusk, the whole scene turns pink and orange. "We only see real life through reflections," wrote Constantin Brancusi. Polishing bronze for a long time to obtain a mirror-like surface; thus worked the sculptor to allow the created form to project beyond itself and escape its strict outline. The same is true on Aysegül Dalokay's Tuz Lake. In her photos, clouds, hills, earth, and light blend into a whole, with no beginning nor end. Animated by a play of reflections of the elements around it, perpetually changing, the landscape, like Brancusi's sculpture, becomes "in motion."

From these unique landscapes, we also learn about the species that inhabit them. "What if poets knew more than scientists? What if an artist's photograph said more than a zoological record?" wonders Sylvain Tesson, before continuing, "What is the point of staying on Earth if we deprive ourselves of living power and glory, if we refrain from venerating the forms of biological individuation, if we suppress the mysterious heraldry of fauna, the ornamentation of flora, the immemorial art of living constructions? Will life still have meaning in a 'human-only' world?" The genius of adaptation, the magnificent spectacle of evolution, the intelligence of nature. This is also what we observe here. Indeed, due to the high salinity of the water, life is rarer compared to the oases that their freshwater siblings are. Nonetheless, they are rich ecosystems hosting species that need or tolerate high salt levels. This is particularly true for the pink flamingo. Its distinctive color comes from the larvae and shrimp that inhabit these stagnant waters and which it eats with appetite. Its plumage turns gray when it no longer has access to its natural habitat, as is the case in captivity. Filtering salty water and mud to capture prey is child's play. A hooked beak, an agile tongue, webbed feet; these allow this wader to be the king of salty lagoons. Few species venture into this unique environment. Feathers and a beak seem required as many migratory birds visit the large family formed by the flamingos. At Tuz Gölü, there are about twenty thousand.

Accompagnée par Fhari Run, un environnementaliste local et observateur d’oiseaux, Aysegül Dalokay a habité le lac. Elle y a marché, dormi, rêvé, espéré, observé. Du soir au matin, elle a ouvert les yeux sur ce qui l’entourait. Sa posture, c’est celle de l’affût, le temps long, l’attente du moment opportun. L’acceptation du rien et l’émerveillement du tout. « L'art est dans la nature » écrit le photographe naturaliste Vincent Munier, « j'ai juste un œil unique, quelque peu aiguisé, pour capturer ces moments de poésie dans la nature. Je ne crée rien ; je me vois plutôt comme un interprète, un artisan, plutôt qu'un artiste. » Le photographe, ce passeur.

Passeur de la beauté. Passeur de l’émerveillement. Car dans la société d’images dans laquelle nous vivons, l’homme souvent voit et peu regarde. Par ses clichés Aysegül Dalokay nous permet de nous attarder, de prendre le temps d’observer. De cultiver notre regard pour l’orienter sur le monde. Voilà ce que j’ai observé nous dit-elle. A ce moment précis de notre histoire, à ce moment précis de notre humanité. Voilà à quoi ressemble Tuz Golü, en cet automne 2023, en cet été 2024. Photographier c’est immortaliser l’émanation d’une chose, d’un endroit, d’une personne à un moment précis. « C’est une façon d’encourager, au moins tacitement, souvent ouvertement, tout ce qui se produit à continuer de se produire. C’est s’intéresser aux choses telles qu’elles sont, à la permanence du statu quo. » écrit l’essayiste américaine Susan Sontag*.* Flamants roses **continuez à danser sur la lagune, canards continuez à faire étape sur ces eaux. Soleil, nuages continuez à vous reflétez. Continuer. Surtout. La photographie aiguillonne la conscience, elle est « une forme de participation. » Un témoignage d’une réalité. Oui cela a été. Oui cela est. Et demain, qu’est-ce qui sera ?

En 2021, la sécheresse a frappé le lac Tuz. Des milliers de flamants roses sont morts.  L’eau y a tellement reculé que beaucoup de nouveau-nés, incapables de voler, n’ont pas réussi à atteindre les berges. C’est un constat alarmant que celui de l’assèchement des lacs de sel à l’échelle du globe. En Turquie, ce sont 60% des 300 lacs naturels qui ont disparus. L’eau des lacs se réchauffe plus rapidement que l’air ou les océans, accélérant leur évaporation. Les raisons de ce drame : pression démographique, pollution, exploitation massive des ressources hydriques pour l’agriculture.

Accompanied by Fahri Tunç, a local environmentalist and birdwatcher, Aysegül Dalokay inhabited the lake. She walked, slept, dreamed, hoped, and observed. From evening to morning, she opened her eyes to her surroundings. Her posture is being in the hide, waiting for the right moment, accepting that nothing happens and marveling at everything. Cultivating her vision to focus on the beauty of the world, so that we can enjoy the spectacle the Earth has to offer. "Art is in nature," writes naturalist photographer Vincent Munier, "I just have a unique, somewhat acute eye for capturing those poetic moments in nature. I don't create anything; I see myself more as an interpreter, a craftsman, rather than an artist." The photographer, a transmitter.

Transmitter of beauty. Transmitter of wonder. Because in the image-centric society we live in, people often see but forget to truly look. Aysegül Dalokay's photographs allow us to linger, to take the time to observe. This is what I observed, says Aysegül. This is what Tuz Gölü looked like in October 2023 and in July 2024. Photographing is immortalizing the emanation of a thing, a place, a person at a specific moment. "Although the camera is an observation station, the act of photographing is more than passive observing… To take a picture is to have an interest in things as they are, in the status quo remaining unchanged," writes American essayist Susan Sontag. Yes, it has been. Yes, it is.

In 2021, drought struck Lake Tuz. Thousands of pink flamingos died. The water receded so much that many newborns, unable to fly, could not reach the shores. It is an alarming observation, that of the drying up of salt lakes globally. In Turkey, 60% of the 300 natural lakes have disappeared. Their water warms faster than the air or the oceans, accelerating their evaporation. The reasons for this tragedy: population pressure, pollution, and massive exploitation of water resources for agriculture.

Sur certains clichés d’Aysegul, on remarque des fils suspendus, des tours électriques au loin. Ils rompent avec le bleu du ciel. Discrètement. Un œil distrait ne les apercevrait même pas. Nous ne faisons que transporter l’électricité disent-ils à ceux qui les ont remarqués. Eau. Évaporation. Désert. Eau. Évaporation. Désert. Peut-être demain, désert. Uniquement. Désert. Car ce qu’ils disent finalement c’est que les hommes ne sont pas loin. Et avec leurs maisons, leurs bêtes et leurs champs. Et eux aussi ont besoin d’eau. Des quantités d’eau. Qu’adviendra-t-il de nos amis roses, de ces délicates danseuses des marais salés ?  Qu’adviendra-t-il de nos voyageurs ailés, épuisés par leur éprouvant périple ? Qu’adviendra-t-il même de nous ? Car si le lac Tuz est crucial pour les animaux, il l’est aussi pour l’homme. Et ses bienfaits sont multiples. 70% du sel consommé en Turquie en provient, ce qui en fait une richesse économique indéniable pour le pays. Il est une barrière vitale, un rempart naturel contre les tempêtes de poussière, responsables de crises d’asthme et autres maladies respiratoires. Sans lui, les régions alentours deviendraient invivables.

Nombreuses sont les photographies aujourd’hui qui nous incitent à nous déplacer pour venir visiter des endroits. Internet, les réseaux sociaux sont inondés de lieux paradisiaques.  Regardez ce paradis, venez-vous aussi en profitez, scandent les slogans publicitaires. Ici Aysegul nous dit, regardez-ce paradis, il faut le préserver. « Il est possible que les photos soient plus mémorables que les images animées, car elles délimitent des tranches de temps ; elles ne défilent pas. La télévision charrie un flux d’images dont chacune annule la précédente. Chaque vue fixe est un moment privilégié, transformé en objets sans épaisseur que l’on peut conserver et revoir. » écrit Susan Sontag. Conserver non pour la mémoire mais pour pouvoir voir demain, telle est l’ambition que ce livre porte pour le Lac Tuz. Victor Hugo écrivait à propos de la forêt de Fontainebleau en France : « Ce que les siècles ont construit les hommes ne doivent pas le détruire. » Par ses expositions et publications, Aysegül Dalokay espère, elle aussi, toucher les cœurs et les esprits, et susciter une prise de conscience collective.

La nature a beaucoup à nous apprendre. Elle est beauté, liberté, harmonie. Et l’œuvre d’un artiste peut guider notre relation à celle-ci. Sensible et engagée, Aysegül Dalokay capture dans ses photographies la sérénité qu'elle y ressent et nous la transmet. Par le choix d’un même point de vue, celui d’un regard rapproché, à hauteur d’homme - elle plonge le spectateur dans l’environnement. Elle le place à l’intérieur de cet écosystème et non face à lui. C’est le monde tel que nous pouvons l’observer et le ressentir. C’est le monde tel que nous le voyons au quotidien ; en nous baladant dans la rue, en sillonnant les chemins, en marchant dans les plaines, c’est le lac Tuz tel que nous le verrions si nous y étions. À travers cette approche organique de la nature et de la vie, elle cherche à montrer qu’il s’agit d’un tout unifié dont les humains font partie intégrante. Et qu’ils ont ainsi un rôle essentiel à jouer.

In some of Aysegül's photos, one notices suspended wires, and distant electrical towers. They break the blue of the sky. Discreetly. A distracted eye wouldn't even notice them. "We only transport electricity," they say to those who notice. Water. Evaporation. Desert. Water. Evaporation. Desert. Perhaps tomorrow, desert. Only desert. Because what they ultimately say is that humans are not far away. And with them, their houses, their animals, and their fields. And they too need water. Huge amounts of water. What will become of our pink friends, these delicate dancers of salty marshes? What will become of our winged travelers, exhausted by their arduous journey?

Many photographs today encourage us to visit places. The Internet and social media are flooded with idyllic spots. Look at this paradise, come and enjoy it too, chant the advertising slogans. Here Aysegül tells us, look at this paradise, it must be preserved. "It is possible that photographs are more memorable than moving images because they delineate slices of time; they do not pass by. Television carries a stream of images, each of which cancels its predecessor. Each still view is a privileged moment, transformed into thin objects that one can keep and see again," wonders Susan Sontag. Her images are not just artworks; they are tools for raising awareness, hoping to touch hearts and minds to foster collective consciousness. "What the centuries have built, men must not destroy," yet wrote Victor Hugo in the 19th Century talking about the threatened Forest of Fontainebleau in France.

Nature has much to teach us. It is truth. It is beauty, and freedom. It is a balance of power. With her work, the artist can guide our relationship with nature. With this book, Aysegül Dalokay invites us to intrinsically reflect on our relationship with the world.  Sensitive and committed, she captures in her photographs the peace of mind she experiences in the wild and conveys it to us. By choosing the same perspective, that of a close-up, at human height, Aysegül Dalokay immerses the viewer in the environment. She chooses to place us inside this ecosystem, not merely as observers. It is the world as we can observe and feel it daily; walking down the street, roaming paths, or wandering in the plains. It is Lake Tuz as we would see it if we were there. Through this organic approach to nature and life, she aims to show that it is a unified whole and that humans are an integral part of it. And thus have a vital role to play.

English Version

Tales of Salt Lake

“Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, 
mais uniquement par manque d'émerveillement.”

Gilbert Keith Chesterton

En Turquie, dans la province de Konya se trouve un lac, le deuxième plus grand de Turquie. Son nom ? Tuz Gölü. « Il y a des lieux dont le nom sert à rêver. » écrit l’auteur et aventurier français Sylvain Tesson. Celui-ci en fait partie. Et c’est ici que la photographe Aysegül Dalokay a posé son matériel et son regard.

Tuz Gölü. Un nom qui intrigue, qui appelle. Un lieu qui invite à l’exploration, à la découverte. Pour les Turques et pour ceux qui le comprennent, il signifie plus sobrement « lac de sel ».

Qu’est-ce qu’un lac de sel ? Curiosités naturelles, mi-lac, mi mer. Ils sont d’ailleurs parfois appelés « petite mer », « lac de la mer bleue » selon les toponymes utilisés par les pays où ils se trouvent. Il est un mélange de ces deux univers aquatiques. Il emprunte à la mer sa salinité, et au lac sa tranquillité. C’est un endroit complexe et fragile que le lac salé, où les principes opposés se mêlent le sel et la vie, l’eau et le désert.

Alimenté par des sources multiples provenant à la fois de la surface et du sous-sol, mais sans aucun exutoire vers l’océan, le lac de sel vit et se métamorphose au rythme des saisons. En été, l’eau s’évapore presque complètement mettant ainsi à nu un épais dépôt de sel à perte de vue. On parle de salar. Quand arrivent les précipitations hivernales, le sel se dissout dans l’eau qui reprend place dans son lit terrestre quitté quelques semaines auparavant.

En observant les images d’Aysegül Dalokay, on découvre ou re-découvre ce paysage sublime, fait de couches successives : sel, terre, herbe, eau ; blanc, vert, brun, bleu. Le ciel et ses complications s’y reflètent. A l’aube et au crépuscule, l’ensemble se teinte de rose et d’orange. « Nous ne voyons la vie réelle qu’au travers des reflets » écrivait Constantin Brancusi. Polir longuement le bronze pour obtenir une surface brillante comme un miroir ; ainsi travaillait le sculpteur pour permettre à la forme créée de se projeter au-delà d’elle-même et d’échapper à son strict contour. Il en est de même sur le Lac Tuz d’Aysegül Dalokay. Sur ses clichés, nuages, collines, terre, lumière se fondent en un tout, sans début ni fin. Animé par un jeu de reflets des éléments qui l’entoure, perpétuellement changeants, le paysage, comme la sculpture de Brancusi, devient « en mouvement ».

Ici aussi Aysegul s’attache à faire corps avec le lieu, le saisir et le comprendre intrinsèquement. On voit le lac sous toutes ses formes. L’horizon sans fin, le sol blanc craquelé comme l’écorce d’un arbre, les lagunes alternant entre eau et terre, les collines surplombant l’ensemble, les espèces animales qui l’habitent. « Et si les poètes en savaient davantage que les savants ? Et si la photographie d’un artiste en disait davantage qu’une fiche zoologique ? » se demande Sylvain Tesson, avant de poursuivre, « A quoi sert le séjour sur Terre si l’on se prive de la puissance et de la gloire vivantes, si l’on s’économise de vénérer les formes de l’individuation biologique, si l’on supprime la mystérieuse héraldique de la faune, l’ornementation de la flore, l’art immémorial des constructions vivantes ? La vie aura-t-elle encore un sens dans un « entre-soi » d’humains ? »  Le génie de l’adaptation, le magnifique spectacle de l’évolution, l’intelligence de la nature. C’est cela que l’on observe ici aussi. En effet, la salinité de l’eau étant très élevée, la vie s’y fait plus rare par rapport aux oasis que sont leurs frères d’eau douce à leurs côtés. Néanmoins, ce sont des écosystèmes riches en vie accueillant des espèces ayant besoin ou tolérants de fortes teneurs en sel. C’est notamment le cas du flamant rose. Sa couleur si distinctive, il la doit aux larves et crevettes qui habitent ces eaux stagnantes et qu’il mange avec appétit. Son plumage devient gris quand il n’a plus accès à son biotope naturel, comme c’est le cas en captivité. Filtrer l'eau salée et la vase pour ne retenir que les proies est un jeu d’enfant. Un bec crochu, une langue agile, des pieds palmés ; voilà ce qui permet à cet échassier d’être le roi des lagunes salées. On compte peu d’espèces qui s’aventurent dans ce milieu singulier. Des plumes et un bec semblent requises car nombreux sont les oiseaux migrateurs qui viennent rendre visite à la grande famille que forme les flamants roses. À Tuz Gölü, ils sont environ vingt-mille.

Accompagnée par Fhari Run, un environnementaliste local et observateur d’oiseaux, Aysegül Dalokay a habité le lac. Elle y a marché, dormi, rêvé, espéré, observé. Du soir au matin, elle a ouvert les yeux sur ce qui l’entourait. Sa posture, c’est celle de l’affût, le temps long, l’attente du moment opportun. L’acceptation du rien et l’émerveillement du tout. « L'art est dans la nature » écrit le photographe naturaliste Vincent Munier, « j'ai juste un œil unique, quelque peu aiguisé, pour capturer ces moments de poésie dans la nature. Je ne crée rien ; je me vois plutôt comme un interprète, un artisan, plutôt qu'un artiste. » Le photographe, ce passeur.

Passeur de la beauté. Passeur de l’émerveillement. Car dans la société d’images dans laquelle nous vivons, l’homme souvent voit et peu regarde. Par ses clichés Aysegül Dalokay nous permet de nous attarder, de prendre le temps d’observer. De cultiver notre regard pour l’orienter sur le monde. Voilà ce que j’ai observé nous dit-elle. A ce moment précis de notre histoire, à ce moment précis de notre humanité. Voilà à quoi ressemble Tuz Golü, en cet automne 2023, en cet été 2024. Photographier c’est immortaliser l’émanation d’une chose, d’un endroit, d’une personne à un moment précis. « C’est une façon d’encourager, au moins tacitement, souvent ouvertement, tout ce qui se produit à continuer de se produire. C’est s’intéresser aux choses telles qu’elles sont, à la permanence du statu quo. » écrit l’essayiste américaine Susan Sontag*.* Flamants roses **continuez à danser sur la lagune, canards continuez à faire étape sur ces eaux. Soleil, nuages continuez à vous reflétez. Continuer. Surtout. La photographie aiguillonne la conscience, elle est « une forme de participation. » Un témoignage d’une réalité. Oui cela a été. Oui cela est. Et demain, qu’est-ce qui sera ?

En 2021, la sécheresse a frappé le lac Tuz. Des milliers de flamants roses sont morts.  L’eau y a tellement reculé que beaucoup de nouveau-nés, incapables de voler, n’ont pas réussi à atteindre les berges. C’est un constat alarmant que celui de l’assèchement des lacs de sel à l’échelle du globe. En Turquie, ce sont 60% des 300 lacs naturels qui ont disparus. L’eau des lacs se réchauffe plus rapidement que l’air ou les océans, accélérant leur évaporation. Les raisons de ce drame : pression démographique, pollution, exploitation massive des ressources hydriques pour l’agriculture.

Sur certains clichés d’Aysegul, on remarque des fils suspendus, des tours électriques au loin. Ils rompent avec le bleu du ciel. Discrètement. Un œil distrait ne les apercevrait même pas. Nous ne faisons que transporter l’électricité disent-ils à ceux qui les ont remarqués. Eau. Évaporation. Désert. Eau. Évaporation. Désert. Peut-être demain, désert. Uniquement. Désert. Car ce qu’ils disent finalement c’est que les hommes ne sont pas loin. Et avec leurs maisons, leurs bêtes et leurs champs. Et eux aussi ont besoin d’eau. Des quantités d’eau. Qu’adviendra-t-il de nos amis roses, de ces délicates danseuses des marais salés ?  Qu’adviendra-t-il de nos voyageurs ailés, épuisés par leur éprouvant périple ? Qu’adviendra-t-il même de nous ? Car si le lac Tuz est crucial pour les animaux, il l’est aussi pour l’homme. Et ses bienfaits sont multiples. 70% du sel consommé en Turquie en provient, ce qui en fait une richesse économique indéniable pour le pays. Il est une barrière vitale, un rempart naturel contre les tempêtes de poussière, responsables de crises d’asthme et autres maladies respiratoires. Sans lui, les régions alentours deviendraient invivables.

Nombreuses sont les photographies aujourd’hui qui nous incitent à nous déplacer pour venir visiter des endroits. Internet, les réseaux sociaux sont inondés de lieux paradisiaques.  Regardez ce paradis, venez-vous aussi en profitez, scandent les slogans publicitaires. Ici Aysegul nous dit, regardez-ce paradis, il faut le préserver. « Il est possible que les photos soient plus mémorables que les images animées, car elles délimitent des tranches de temps ; elles ne défilent pas. La télévision charrie un flux d’images dont chacune annule la précédente. Chaque vue fixe est un moment privilégié, transformé en objets sans épaisseur que l’on peut conserver et revoir. » écrit Susan Sontag. Conserver non pour la mémoire mais pour pouvoir voir demain, telle est l’ambition que ce livre porte pour le Lac Tuz. Victor Hugo écrivait à propos de la forêt de Fontainebleau en France : « Ce que les siècles ont construit les hommes ne doivent pas le détruire. » Par ses expositions et publications, Aysegül Dalokay espère, elle aussi, toucher les cœurs et les esprits, et susciter une prise de conscience collective.

La nature a beaucoup à nous apprendre. Elle est beauté, liberté, harmonie. Et l’œuvre d’un artiste peut guider notre relation à celle-ci. Sensible et engagée, Aysegül Dalokay capture dans ses photographies la sérénité qu'elle y ressent et nous la transmet. Par le choix d’un même point de vue, celui d’un regard rapproché, à hauteur d’homme - elle plonge le spectateur dans l’environnement. Elle le place à l’intérieur de cet écosystème et non face à lui. C’est le monde tel que nous pouvons l’observer et le ressentir. C’est le monde tel que nous le voyons au quotidien ; en nous baladant dans la rue, en sillonnant les chemins, en marchant dans les plaines, c’est le lac Tuz tel que nous le verrions si nous y étions. À travers cette approche organique de la nature et de la vie, elle cherche à montrer qu’il s’agit d’un tout unifié dont les humains font partie intégrante. Et qu’ils ont ainsi un rôle essentiel à jouer.